Chapitre XVII

Il avait atteint cette autre voie de garage mais au prix d’un tel effort qu’il ne pouvait plus marcher. Il avait creusé non sans mal une sorte de siège dans une congère et il était là, à essayer de ne pas céder au sommeil. Il gardait sa main droite sur son épaule gauche pour colmater la déchirure de sa combinaison isotherme. La fourrure de phoque avait elle-même été endommagée au même endroit par la chute et par la balise. Râpée, déchirée. Et sa main à force de coller cet endroit devenait solidaire et il ne pouvait même plus la retirer. Mais ça n’empêchait pas le froid d’attaquer la déchirure à coups de fines aiguilles qui transperçaient les muscles de son épaule jusqu’à l’articulation. S’il s’en sortait, il aurait de graves séquelles.

Le cotre des rails devait se trouver plus au nord-est, sur une autre voie de garage. Leouan s’était-elle rendu compte tout de suite de sa chute ? Seule pour manœuvrer le voilier des rails elle avait dû perdre du temps. Il estimait qu’elle avait réussi à stationner à dix kilomètres au minimum et c’était une distance énorme qu’il ne pourrait jamais parcourir.

Les Hommes du Chaud, pensait-il, les Hommes du Chaud sont devenus des épaves, des êtres mous, sans forces, à quelques exceptions près. Jadis, aux premiers temps de la nouvelle ère glaciaire, ils devaient parcourir des distances énormes pour chasser, retrouver un abri, un embryon de civilisation. Mais depuis que les Compagnies fournissaient un minimum de chaleur et de nourriture l’homme devenait un avorton. Dix kilomètres, même par moins cinquante ou soixante, avec une combinaison isotherme c’était faisable. Quatre ans plus tôt avec le lieutenant Skoll, un métis de Roux lui aussi, il avait erré des jours dans le Grand Nord entre la Transeuropéenne et la Sibérienne. Il était encore actif à cette époque, il se déplaçait avec une équipe pour sonder la glace, faire des études. Lady Diana l’avait transformé en une taupe qui dans son bureau sous la glace supervisait les travaux, ne bougeait pratiquement plus, bouffait et buvait trop.

Des convois passaient sur le réseau. Un toutes les cinq minutes. Là-bas c’étaient les trains à traction diesel, électrique ou à vapeur. Mais il y avait des voiliers des rails. Moins fréquents. De gros phoquiers, de gros tankers remplis d’huile de phoque.

Il essaya de penser à son fils Jdrien pour lutter contre le sommeil. Il se leva et fit quelques pas. Ailleurs il ne ressentait pas trop le froid mais son épaule était insensible et le sang avait dû geler. Il essaya de décoller sa main droite mais n’y parvint pas.

Un grand voilier de trois mâts passa lentement. Il devait être lourdement chargé. Il y avait des lumières à ses hublots mais personne sur le pont. Il hurla mais le vent emporta ses cris ailleurs.

Il tournait en rond, revenait s’asseoir. L’eau de condensation coulait le long de ses jambes et emplissait le fond de ses bottes spéciales. Quelque part le système de dégivrage ne fonctionnait pas. L’eau aurait dû s’évacuer sous forme de vapeur à hauteur de ses genoux. Mais le système avait souvent des carences lorsqu’on marchait trop.

Un petit voilier des rails qui filait, plein sud-ouest, le surprit mais il ne put agiter son bras libre. C’était un cotre comme le leur, plus fin peut-être, plus rapide. On lui avait raconté que de riches Africaniens quittaient la Glace Ferme de l’inlandsis pour partir ainsi à l’aventure avec des amis ou leur famille. Ils se risquaient très loin sur la banquise, allaient chasser l’ours ou les loups et naviguaient des jours et des nuits avant de rentrer reprendre leurs activités professionnelles. Il avait l’impression que la vie en Africania n’était pas aussi difficile qu’en Transeuropéenne ou Panaméricaine. Les injustices sociales existaient bien sûr mais les habitants paraissaient plus libres de leurs faits et gestes. En Panaméricaine seuls les riches possédaient une certaine autonomie. En Transeuropéenne la Sécurité Militaire et les Castes de Cheminots réglementaient à peu près tout. Même avec de l’argent il fallait obtenir des autorisations pour tout. D’après Yeuse, en Sibérienne, la vie était aussi difficile.

Yeuse. Yeuse ambassadrice du Gnome. De la Compagnie de la Banquise. Le Gnome qui lui avait volé son fils Jdrien. Il ne voulait pas mourir du froid sur cette banquise pourtant fréquentée. Il voulait aller à l’autre bout du monde pour retrouver son enfant.

Il marcha un peu, retourna s’asseoir mais il savait que désormais il ne pourrait plus se lever. Sa combinaison se détraquait peu à peu. L’eau de condensation devenait solide dans ses pieds et il commençait à sentir le froid monter le long de ses jambes.

Il se mit à perdre connaissance par périodes lorsque le cotre inconnu qu’il avait aperçu revint après avoir fait demi-tour. C’était un voilier des gardes-côtes africaniens et la vigie avait aperçu la silhouette de Lien sur la voie de garage.

Il assista sans pouvoir parler à son sauvetage, fut transporté à bord du garde-côte spécialement équipé pour secourir les naufragés. Les gabiers tombaient souvent des mâtures des phoquiers et les gardes-côtes avaient l’œil. Ils recevaient aussi des messages-radio qui les alertaient, mais pour cet homme-là de race blanche ils n’avaient pas été prévenus. Comment pouvait-il se trouver sur la banquise en train de mourir ?

Il fut plongé dans un bain d’huile chaude, fut en même temps placé sous perfusion et on s’occupa de son épaule nécrosée, on lui fit plusieurs piqûres.

— Le cotre, murmura-t-il. Le cotre… Plus loin, nord-est, sur voie de garage.

— Que dit-il ? demanda le commandant de bord au médecin.

— Il est tombé d’un cotre.

— Nous en avons repéré un sur une voie de garage à vingt kilomètres d’ici…

Il se pencha vers Lien Rag et lui demanda le nom et l’immatriculation de son bâtiment mais le glaciologue ne s’en souvenait pas. Il se laissait aller à une douce somnolence, sachant que dans ce bain d’huile chaude elle n’était pas dangereuse.

— On n’a pas eu d’appel de détresse…

— Ce sont des contrebandiers panaméricains, vous croyez ?

— Possible. Ou des trafiquants de drogue. Mais avec le blocus je me demande comment ils auraient pu emprunter le Réseau.

Lien Rag rêvait de son fils. C’était un solide garçon à la chevelure flamboyante qui courait vers lui en tendant les bras.

 

Les Voiliers du rail
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